VERDI (G.)

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VERDI (G.)

Malgré une prestigieuse carrière de son vivant et un succès croissant après sa mort, Verdi a longtemps été en butte à la méfiance de nombreux mélomanes et musiciens qui lui reprochaient sa facilité, et même sa vulgarité, et qui ne pardonnaient pas à l’auteur d’Otello d’avoir écrit Rigoletto . Il a maintenant acquis droit de cité dans le Panthéon des grands musiciens. Héritier de la tradition lyrique italienne que Rossini, Donizetti et Bellini avaient profondément renouvelée au début du XIXe siècle, Verdi a su l’adapter aux exigences du drame moderne et lui donner une orientation nouvelle: conservant ce qui avait fait la gloire de l’école lyrique italienne – qualité de la mélodie et exploitation des possibilités de la voix humaine –, il lui a apporté une puissance dramatique, une exigence d’unité et de cohésion qui lui manquaient souvent. Avec lui comme avec Richard Wagner, l’autre colosse du théâtre lyrique au XIXe siècle, l’opéra est, plus que jamais, un drame que la musique et la poésie, chacune selon ses ressources, contribuent à élaborer.

Viva Verdi

Fils d’un aubergiste de campagne, Giuseppe Verdi naquit aux Roncole, près de Busseto, dans la province de Parme alors département de l’Empire français. Il révéla des dons précoces pour la musique et fit ses premières études dans la petite ville de Busseto, auprès du maître de chapelle local; à dix-neuf ans, il se présenta au conservatoire de Milan, la métropole voisine, qui le refusa parce que sa technique pianistique était défectueuse, ce qui l’obligea à parfaire son éducation musicale avec un maître privé, Vincenzo Lavigna. En fait, c’est en praticien, en artisan autodidacte que Verdi aborde la musique. Très vite il se tourne vers le théâtre lyrique et présente à la Scala, en 1839, Oberto, conte di San Bonifacio , qui obtient un succès honorable; l’année suivante, son premier opéra bouffe, Un giorno di regno , tombe complètement. Devant cet échec auquel s’ajoutent des malheurs familiaux (la mort de sa première femme et de ses deux enfants), il songe à abandonner l’opéra. Mais, dès 1842, il revient à la scène avec Nabucco , qui connaît un triomphe. Cette œuvre est la première affirmation du génie dramatique de Verdi, mais elle dut aussi son succès à l’atmosphère patriotique de l’histoire centrée sur les mésaventures des Hébreux en captivité à Babylone; il faut préciser que l’Italie bouillonnait alors de passions nationalistes et aspirait à se délivrer du joug étranger. Pendant les dix années qui suivent, Verdi déploie une activité intense, créant pour les grands théâtres de l’époque une douzaine d’opéras, parcourant l’Europe pour suivre les destinées de ses créations, surveillant minutieusement la mise en scène, la direction, le choix des chanteurs, en imprésario avisé qu’il fut toute sa vie. De ces opéras certains ont vu croître leur popularité, comme Ernani ou Macbeth ; d’autres, tels Alzira , Attila ou I Due Foscari , ont mis plus de temps à entrer au répertoire; sans doute se ressentent-ils d’un certain manque de discernement dans le choix des livrets et de la rapidité avec laquelle Verdi les composa. On y trouve les défauts et les qualités du premier Verdi: intrigues souvent rocambolesques fondées sur d’inextricables conflits familiaux, caractérisation des personnages efficace mais sommaire, instrumentation souvent fruste, mais sens de l’effet dramatique, véhémence de la musique, beauté des chœurs et notamment des chœurs patriotiques, inspiration héroïque dont une des plus belles illustrations sera l’air « Di quella pira » dans Il Trovatore . Pendant ces dix ans, Verdi devient célèbre dans l’Europe entière et particulièrement dans son pays où ses sympathies pour l’Italie nouvelle lui valent une énorme popularité et font de son nom même un signe de ralliement des patriotes. Il devient riche et acquiert une grande propriété près de Busseto dont il fait son port d’attache, et il se lie durablement avec une célèbre chanteuse, Giuseppina Strepponi, qui deviendra sa deuxième femme. Entre 1851 et 1853, Verdi présente sa fameuse trilogie: Rigoletto , La Traviata , Il Trovatore , qui marque l’apogée d’une certaine tradition avec ce qu’elle comporte de faste vocal et de beauté mélodique, et en même temps amorce une évolution qui va conduire Verdi vers le drame moderne. À partir de cette époque où il n’est plus pressé par les besoins, il se montre plus exigeant pour le choix de ses textes comme pour la réalisation de ses œuvres jusqu’à atteindre un perfectionnisme tatillon, il élargit son esthétique et diversifie son écriture en les confrontant à d’autres traditions, comme l’opéra français, il s’ouvre largement aux ferments nouveaux de la culture européenne et pour chaque œuvre explore une voie nouvelle. Cela nous vaut notamment Les Vêpres siciliennes (1855), Un ballo in maschera (1859), La Forza del destino (1862), Don Carlos (1867), Aïda (1871) et le Requiem (1874). La vogue du wagnérisme en Italie menace un moment ses positions de maître de l’opéra italien; il réagit avec humeur aux assauts des jeunes générations, défendant la tradition italienne essentiellement vocale face à la tradition germanique plus nettement instrumentale, mais, là encore, il fait sien l’esprit nouveau et le prouve dans ses deux derniers chefs-d’œuvre, Otello (1887) et Falstaff (1893); le moule traditionnel est définitivement rompu au profit d’une déclamation d’une souplesse et d’une liberté totales, qui se prête aux mille nuances de l’âme moderne. Verdi meurt à Milan entouré de la vénération de tout un peuple dont il avait servi avec éclat les destinées.

Que dire de l’homme? Caractère très fort et ombrageux, personnalité secrète, esprit positif, paysan disait-il lui-même, rugueux et peu mondain, il a su tirer le plus grand parti des succès de tous ordres qui lui ont été donnés sans jamais perdre son indépendance et sa réserve farouches qu’il abritait dans son fief campagnard de Sant’Agata.

« Du bref et du sublime... »

Contrairement à Wagner, auquel on le compare souvent, Verdi n’est nullement un théoricien, et c’est dans sa correspondance que l’on peut glaner ça et là ses idées sur l’opéra: classique par l’importance qu’il accorde au « métier », romantique par la primauté absolue donnée au cœur et par l’intolérance vis-à-vis de toute entrave opposée au créateur, Verdi se fait une idée assez peu mystique et plutôt artisanale de son art. L’inspiration et le savoir-faire sont sa seule loi, la faveur ou la défaveur du public sa seule sanction. Dans ses écrits, on relève d’abord une fidélité à la tradition musicale italienne, selon lui essentiellement vocale, dépourvue cependant de tout dogmatisme: Verdi ne se plie aux formes habituelles (air, récitatif, cavatine...) qu’autant que celles-ci servent son intention dramatique; en fait, son souci dominant, c’est que tout dans l’opéra serve une logique dramatique axée sur un thème fort, comme celui de la malédiction dans Rigoletto ; mais cette unité dramatique, il la conçoit moins, à la manière wagnérienne, comme un état de tension relativement statique montant lentement vers l’apothéose tragique, que comme une succession rapide ou même brutale de situations fortes qu’il appelle « positions » et qui se caractérisent par le heurt violent de caractères contrastés: « beaucoup de feu, énormément d’action et de la brièveté » écrivait-il à un correspondant; un exemple de « position » cher à Verdi, c’est la situation qui sert de base dramatique au quatuor de Rigoletto . Cette dramaturgie du conflit imprime aux opéras de Verdi un rythme véloce; certains débuts sont foudroyants: en quelques scènes le drame est posé, les personnages présentés et plongés au cœur de l’action; les fins sont encore plus rapides: à peine Ernani a-t-il le temps de rendre le dernier soupir que le rideau tombe précipitamment. Ce que Verdi attend d’une telle fougue est l’effetto , le choc, une succession de chocs jusqu’à la catharsis finale. D’où son intolérance pour ce qui coupe le rythme dramatique et, par exemple, pour l’opéra français et sa tradition d’intermèdes spectaculaires. À vrai dire, à partir des années 1850-1855, sa conception s’assouplit, le cadre de l’intrigue auparavant limité aux protagonistes s’élargit, ce qui nous vaut des scènes grandioses et parfois un peu lourdes, comme le triomphe de Radamès dans Aïda ; mais dans les meilleurs moments, suivant l’exemple de Shakespeare qui fut un de ses modèles les plus constants, cette ouverture d’horizons crée une multiplicité de registres qui servent de contrepoint à l’intrigue principale; une des plus belles réussites à cet égard est la scène de l’auberge dans La Forza del destino : le lyrisme sourd de Leonora et le ton vengeur de Don Carlo, les protagonistes, se mêlent à la voix goguenarde et étrange de la bohémienne Preziosilla, aux accents liturgiques des pèlerins et au chœur jovial de l’aubergiste et des consommateurs. On pressent Falstaff où le drame sombre dans la farce et où, comme le dit la fugue, tout le monde est refait.

On s’étonne fréquemment qu’une même main ait écrit Nabucco , Rigoletto et Otello , des ouvrages d’inspiration et de facture si différentes, et la critique a souvent résolument opté pour Otello , ne voyant dans les opéras précédents qu’une sorte de préparation du chef-d’œuvre final, par laquelle Verdi se libérait du genre de l’opéra traditionnel pour aborder au drame moderne. En fait, Rigoletto ou Otello possèdent chacun dans son genre une manière de perfection, mais relèvent d’une optique toute différente. Les premiers opéras jusqu’à la trilogie et même jusqu’à Un ballo in maschera (1859) sont des opéras de situation, regroupant des personnages typés, psychologiquement peu nuancés mais dotés d’une forte présence, que happe une machinerie dramatique dont la valeur essentielle réside dans un certain rythme de l’événement; cette dramaturgie allègre et féroce, jugée au mètre de l’esthétique classique, peut paraître grossière; elle est, en réalité, très proche d’un certain théâtre populaire splendidement indifférent à l’invraisemblance, pourvu que soit assurée la vérité des grands moments dramatiques. Or le moule traditionnel se prête admirablement à cette organisation: rien de mieux qu’une cavatine ou une ballade pour camper solidement un personnage et le figer dans son attitude essentielle (que l’on songe à la célèbre « la donna è mobile » du duc de Mantoue); par la suite, l’air perd ses contours trop nets et s’intègre dans une organisation dramatique plus vaste qui est la scène, fondée, elle, sur un souple amalgame de thèmes variés, sur un rapport plus subtil entre la voix et l’orchestre, en attendant la totale liberté d’enchaînement que l’on a dans Otello . Ce que cette évolution exprime, c’est la brisure du personnage, l’effritement de sa cohérence initiale, c’est l’ambiguïté, l’incertitude et l’évolution; le thème de l’amour est un bon exemple: Ernani et Elvira s’échangent un amour clair et sans ombres en mélodies carrées et chaleureuses; Riccardo et Amelia (Un ballo in maschera ) n’ont plus la même sérénité, ils s’aiment avec autant de feu, mais leur ardeur s’assombrit, se nuance des regrets, des remords et des angoisses que connaissent aussi Radamès et Aïda. La dramaturgie de l’événement fait place à une dramaturgie de l’homme, et rien ne pouvait mieux exprimer ce revirement qu’Otello où l’on assiste à la lente désagrégation d’un homme détruit par ses propres angoisses.

La force du destin

Ce qui assure l’unité d’une œuvre si variée, c’est une certaine constance des thèmes dramatiques: le héros verdien est presque toujours un homme qui s’affirme dans une forte passion, légitime le plus souvent (amour, héroïsme); à la suite d’une cascade de circonstances, cette passion, lors même qu’elle va se réaliser, entraîne la destruction du héros, et cette destruction engendre la souffrance, une souffrance rauque qui est souvent chez Verdi à la limite de la révolte: conflit de l’homme et du destin, dit-on souvent; peu de musiciens ont en effet représenté avec autant de puissance ce combat inégal entre l’héroïsme humain et les forces adverses, qu’elles se nomment ordre social, règles morales ou pouvoir politique; tragique face à face dont nous avons la version religieuse dans l’admirable Requiem où la créature clame sa détresse devant un Dieu miséricordieux certes mais aussi vengeur. Cependant le destin n’est pas pure extériorité, il vient toujours venger une faute plus ou moins claire, et l’échec ressemble toujours à une expiation, à un châtiment: la faute est parfois évidente (c’est le coup de revolver accidentel qui tue le père de Leonora dans La Forza del destino ), mais parfois elle touche au fondement même du personnage, elle sanctionne l’impossibilité d’échapper complètement à un ordre que la passion récuse. Cette dramaturgie, qui devient de plus en plus pessimiste avec l’âge, gouverne toute l’œuvre du maître; le Verdi du début est nettement héroïque: ses protagonistes sont sans peur et sans reproche comme Ernani ou Manrico, ses héroïnes promptes au sacrifice suprême comme Leonora ou Gilda, les tyrans odieux et brutaux, qu’ils se nomment Nabucco ou Silva; c’est un monde net et sans bavure où les conflits sont terribles et les chutes sanglantes; puis le paysage se trouble, sans doute les déceptions de 1848, le changement de climat dans toute l’Europe ont-ils contaminé Verdi: le tyran se fatigue, il doute de lui et de son pouvoir comme Philippe II ou Simon Boccanegra, proches parents du Wotan wagnérien; l’héroïne aime autant, mais son amour se teinte de culpabilité et cherche moins dans la mort une totale « dédition » à l’être aimé que l’oubli et la fuite; le héros, lui-même affecté, perd de son assurance (et les quelques accents héroïques que l’on trouve ça et là sont comme des vestiges d’une époque révolue), sa passion se creuse, s’assombrit et devient douloureuse, accusant l’irréconciliable fossé qui s’est créé entre le monde intérieur et le nouvel ordre des choses. Et, touche finale, sur ce morne tableau qui annonce le pathos vériste, s’étend comme un adieu au monde le rire énorme et sarcastique de Falstaff.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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